« Je est un autre » (Arthur Rimbaud)

 
 
 
 
Pouvoir, hors champ, observer Thierry Frémont opérer sa mue en vue de camper le rôle d’une personnalité publique, s’apparente à contempler une perturbante métamorphose déjouant vos certitudes quant à votre bonne connaissance de l’homme dans votre vie de tous les jours… Malgré votre possible lien d’amitié avec lui, l’acteur, quelques minutes avant le tournage, vous observe tout entier de la manière dont le ferait son personnage, attitudes et psychologie comprises, au point que lorsqu’il vous sourit, vous ne savez plus de qui provient ce sourire… Sans nul doute, l’axiome rimbaldien : « Je est un autre » lui colle définitivement à la peau.
 
     
 
Par deux fois, Thierry Frémont m’a personnellement estomaqué, provoquant en moi une étrange confusion du réel. La première survint le jour où, en tant que journaliste, je décidais de l’accompagner à Versailles à l’occasion de sa dernière journée de tournage pour le film : « Dans la tête du tueur » (2004), alors qu’il incarnait le personnage de Francis Heaulme, tueur en série notoire de la fin des années 80 en France. Tôt en matinée, l’homme prenait son café avec les mêmes rictus au visage que ceux du meurtrier (mâchoire prognathe, sourire inversé), rictus qui ne le quittaient pas jours et nuits depuis le début de la préparation du film (l’appartement du comédien fleurissait de photos aux murs, de vidéos, d’enregistrement voix du fameux « Routard du crime »). Pour autant, l’homme restait encore lui-même, courtoisie et joyeuseté au beau fixe, seuls les stigmates de son personnage avaient pris possession de son corps, et ce depuis de longues semaines déjà. Mais c’est au moment de pénétrer dans le car maquillage qu’un fascinant retournement comportemental s’empara de l’acteur : son regard gagna en dureté, comme si son âme entière venait d’être possédée, habitée, tandis que son corps changea d’allure juste avant de passer la porte afin de se faire grimer. A cet instant, il aurait été permis de penser que l’attitude de Thierry Frémont se rapprochait de celle d’un homme pénétrant un lieu de culte, avec la foi et la force d’introspection d’un croyant. La pleine mutation prenait des airs de procession… Durant les deux heures de maquillage (postiche, lentilles, prothèses, haut du front à raser afin de l’agrandir, etc.), l’acteur n’eut de cesse d’examiner les diverses opérations artificielles qui modifiaient son apparence physique avec le contentement de celui qui va enfin se retrouver…
A la sortie du car, l’homme n’était plus celui qui y était entré. La silhouette, les mouvements, l’intonation de la voix comme sa manière de s’exprimer ne laissaient plus aucun doute subsister. Nous apercevions réellement Francis Heaulme avec, il faut bien l’avouer, une certaine gêne, rendant l’impression de Jean-françois Abgrall (le gendarme qui arrêta le tueur et qui passa de longs moments avec lui afin d’obtenir ses aveux) palpable lorsqu’il avoua qu’en voyant Thierry en plateau, il crut immédiatement voir Francis Heaulme. Tout aussi étonnant : « l’exorcisme éclair » de l’acteur qui, dès le lendemain, se rasa le crâne, perdit sa mâchoire prognathe qui ne le quittait pourtant plus jours et nuits depuis des mois, emballa toutes les reliques à propos de son personnage de la veille dans un carton classé rubrique « souvenirs » et parti faire de la plongée, une autre de ses passions pour retrouver un peu de légèreté et de poésie…
 
     
 
La deuxième fois, à l’instar de la première, s’opéra lors du tournage de « La femme qui pleure au chapeau rouge » (2010), film où il incarna pour le rôle le personnage de Pablo Picasso. Comme à l’accoutumé, l’acteur s’empara de façon exhaustive de tout ce qui lui fut possible de maitriser de la vie de son personnage. De l’artiste espagnol, il visionna toutes les apparitions audiovisuelles, passant des heures à actionner les « retours image », « ralenti », « pause » afin de scruter au mieux l’accent comme les gestuels du peintre. De son œuvre, qu’il connaissait déjà, il s’y plongea à nouveau comme un historien de l’art, arpentant les musées, les expositions, dénichant des ouvrages sur la vie ou les techniques picturales de Picasso (s'attelant même à reproduire exactement les traits de trois dessins du Maître dans le même geste, décryptés dans le « Mystère Picasso » d'Henri-Georges Clouzot). En somme, renseigné sur sa méthode de travail, je me refusais à l’effet de surprise (une fois ! Pas deux …) lorsque je me dirigeais à sa rencontre à l’occasion d’une pause de tournage rue Malebranche dans le 5ième arrondissement. Tournant rue Saint jacques, j’aperçu tout d’abord au loin une traction noire, des figurants costumés période « Paris sous l’occupation », quelques techniciens en mode « pas de course » et un homme tout de blanc vêtu contrastant de manière détonante avec la voiture à l’arrêt.
Appartement de Thierry Frémont lors de
la préparation au rôle de Picasso.
 
 

 
 
Au fur et à mesure que j’approchais du lieu, je n’avais de cesse de chercher Thierry Frémont du regard, me sentant un peu comme un étranger au cœur d’une équipe où je n’avais d’ordinaire pas ma place. Personne. Enfin, « personne » jusqu’au moment où l’homme en costume blanc à ma droite m’interpela en énonçant mon prénom en espagnol. Là, statique et ironique, à moins d’un mètre de moi, Pablo Picasso me contemplait fixement avec superbe et assurance, un clope à la main.
 
     
 
Promesse est faite que je ne reconnu pas l’acteur français, pensant même pendant quelques longues secondes qu’il s’agissait d’un sosie du peintre, doublure parfaite que la Production se serait offerte pour les besoins du tournage. Dans un accent aussi caractéristique que fut celui de l’artiste, il me proposa une cigarette (pour l’anecdote, l’acteur ne fume pas, même si durant sa pause il fumait réellement à la manière de Picasso …), puis s’entretint avec moi par le biais d’une faconde hispanique dont je n’avais nullement la maîtrise. Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il ne parte jouer sa prochaine scène sans que je ne puisse m’exprimer, non pas tant par ma méconnaissance de la langue que par mon hébétement qui ne sembla pas parvenir à s’amoindrir. Pour la deuxième fois consécutive, je le quittais estomaqué et incrédule. Le succès publique et critique de sa prestation ne m’étonna pas, surtout : elle me rassura, je n’étais donc pas totalement fou, d’autres avec moi succombèrent également à cette peu commune métamorphose.
 
     
 
« Ce que je recherche avant toute chose chez tous les personnages complexes que j’incarne, c’est de saisir l’authenticité de leur être, la sincérité de leurs choix ou motivations, et pour cela, il faut avant toute chose saisir ce qui les rends vrais, naturels, et la simplicité reste l’évidente réalité de leur singularité. D’ailleurs, cela m’empêche d’en faire trop, d’être trop démonstratif, les connaitre dans le fond, dans leur histoire, intimement, rend possible d’être crédible sur la forme ». Ces paroles, les siennes, attestent d’une volonté de quête profonde à l’égard de l’Humanité qui sommeille en chacun des rôles qu’il interprète. Quête que seule une vision d’universalité rend possible puisque c’est en décryptant les différences d’un personnage par rapport à ce qui est commun à tous, que l’on parvient à retranscrire la propre singularité de ce même personnage. La clef d’un bon acteur ? Visiblement, oui, même si à bien y réfléchir, cette méthode semble également se vérifier dans d’autres domaines, ce qui serait ici, peut-être, une leçon à retenir.

Quoiqu’il en soit, si l’on en croit l’antique philosophe Romain Plotin, dont certaines de ses pensées ne prennent pas une ride, « mourir, c’est changer de corps comme l’acteur change d’habit », alors il faudra avouer que Thierry Frémont est mort de nombreuses fois, ressuscitant du même coup de nombreux personnages à l’empreinte indélébile. A croire même parfois que la propre vie personnelle du comédien ne lui suffit pas*, pensée curieuse et étrange dont, ne soyons pas dupe, le cinéma français ne peut que s’enorgueillir.

Par Renaud Santa Maria, journaliste et écrivain.
www.santamariarenaud.com

*Propos avoué par l’acteur lui-même, voir sa biographie.